L’opération de sauvetage

Coll. Carl Lutz Society / V.Vacek
Les Archives suisses d’histoire contemporaine (EPFZ) / Agnès Hirschi

Pauvre migrant aux Etats-Unis

Né le 30 mars 1895 en Appenzell et issu d’une famille nombreuse, Karl Robert Lutz décide dès son plus jeune âge d’émigrer aux Etats-Unis (1913), pour fuir la pauvreté. Rejoignant un ami de la famille à Saint-Louis (MO), il y anglicise son nom en « Carl ».

Après quelques petits emplois à Granite City, en Illinois, il étudie au collège Central Wesleyan à Warrenton, au Missouri voisin. Le collège est menacé par des difficultés financières et ferme. En quête d’un emploi stable, Lutz émigre à nouveau, vers Washington, D.C.

En 1920, la Légation de Suisse (nom alors donné aux Ambassades de Suisse) le recrute. Rigoureux, il est remarqué par le chef de poste, qui lui conseille de se former. Le jeune Lutz étudie le droit et l’histoire à l’Université George Washington, dont il sort diplômé en 1924. Lors de son séjour dans la capitale américaine, Carl Lutz réside à Dupont Circle, au centre-ville, aujourd’hui habité par le personnel du Département d’Etat américain. Une plaque à son nom y est apposée.

Finalement admis dans la carrière consulaire, le jeune Lutz travaille dans différentes représentations helvétiques à Philadelphie (Secrétaire de Chancellerie, 1928-1933) et Saint-Louis (Chancelier, 1933-1934) pendant dix ans. Le 25 juillet 1929, il obtient la nationalité américaine, tout en conservant la suisse, ce qui est encore autorisé au sein du service consulaire.

Au niveau personnel, Carl Lutz épouse sa compatriote Gertrud Fankhauser en 1935.

Coll. Carl Lutz Society / V.Vacek
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Voyage mouvementé en Orient

La période 1935-1940 marque un tournant décisif dans la vie de Lutz et conditionne son action de sauvetage à Budapest. En 1935, il est nommé chancelier au Consulat suisse de Jaffa en Palestine, sous mandat britannique.

En plus de 2’500 résidents allemands sur place, le chancelier Lutz doit gérer, autant que se peut, l’arrivée de près de 80’000 Juifs fuyant l’Allemagne nazie. Lui qui regardait l’actualité avec distance s’intéresse à la cause des persécutés juifs, dont il entend les témoignages.

Témoin privilégié à une période charnière, le fonctionnaire assiste aux prémices du conflit du siècle au Proche-Orient :

« Au fond, [Lutz] ne quitta que très à rebours cette Palestine dangereuse et effervescente. Les Anglais, par la puissance de leur mandat[,] savaient bien comment dresser la population arabe et juive, l’une contre l’autre, selon la situation momentanée. Soit ils soutenaient les Arabes contre les Juifs, soit ils appuyaient les Juifs contre les Arabes. La sécurité publique était mauvaise. » Alexander Grossman

Lorsque la guerre éclate, en 1939, l’Allemagne demande à la Suisse de représenter ses intérêts en Palestine mandataire (dont près de 20 millions de livres sterling de biens). Carl Lutz est chargé de cette tâche. Sa première mesure est de retirer prestement la croix-gammée du Consulat allemand, qui provoquait le dégoût des habitants de Jérusalem. Elle est remplacée par les couleurs neutres de la Suisse.

Lutz s’acquitte de son mandat avec brio. L’Etat allemand saluera son action, notamment d’avoir protégé les citoyens allemands détenus dans les camps de prisonniers.

En 1941, Lutz est envoyé brièvement à Berlin, pendant six semaines, pour y gérer les intérêts yougoslaves. L’invasion du pays entraîne la fin de ce mandat.

 

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Budapest : en charge des intérêts étrangers

Début 1942, Carl Lutz est promu vice-consul. Il est affecté à la Légation suisse de Budapest pour représenter les intérêts de 14 pays étrangers ayant rompu leurs relations diplomatiques avec la Hongrie, dont les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.

À ce titre, le vice-consul mène une vie de rêve sur place : il habite la résidence de l’Empire britannique sur la colline royale de Buda, roule dans la limousine Packard du chef de poste américain et travaille dans ses bureaux de Liberty Square, qui est encore aujourd’hui l’Ambassade des Etats-Unis en Hongrie. 

Mais le luxe a un prix. La tâche professionnelle est éreintante, avec près de 3’000 ressortissants étrangers à protéger en 1942 (plus de 10’000 en 1944). Outre les deux géants anglo-saxons, le vice-consul doit veiller sur les biens et les personnes du Canada, de la Belgique (occupée), du Chili, de l’Egypte, de Haïti, de la Yougoslavie (occupée), du Honduras, du Paraguay, de l’Uruguay, du Venezuela, du Salvador (à partir du 18 juillet 1944) et de la Roumanie (à partir du 25 août 1944). 

Surtout, il doit gérer une tâche qui sort du cadre strict de son mandat et qui est tolérée par la Suisse pour des raisons « humanitaires » : organiser l’émigration juive, strictement encadrée, vers la Palestine mandataire. En fait, les câbles diplomatiques montrent que Berne y est réticente, mais a cédé pour maintenir de bonnes relations avec la diplomatie britannique.

En 1939, la Grande-Bretagne a publié un Troisième Livre Blanc. Ce texte limite l’immigration vers la Palestine mandataire à 75’000 individus juifs entre 1939 et 1944, en tant que réfugiés – avec un quota de départ de 25’000, accordé « pour aider à la résolution de la question juive ». Londres autorise un maximum de 10’000 migrants par an, en provenance de toute l’Europe. Carl Lutz est chargé de la mise en œuvre de ce traité en Hongrie. 

La Division des intérêts étrangers agit comme une chambre d’enregistrement : elle reçoit des listes de la Grande-Bretagne, via Berne. Une fois les noms transmis par la valise diplomatique, les services de Lutz doivent contrôler les identités, recevoir les dossiers et fournir des papiers aux individus identifiés en amont par Londres. Une fois la partie légale validée, la Division a la charge d’organiser les modalités de départ, ce qui n’est pas simple car les migrants juifs doivent quitter la Hongrie puis traverser la Roumanie, en groupe de 50 par semaine, avant de prendre la mer. 

En aucun cas, les agents consulaires suisses ne doivent être initiateurs dans ce processus ; ils n’ont aucun mandat pour identifier les individus au préalable, accepter ou refuser un enregistrement (hors contrôle d’identité) ou encore négocier le quota de personnes autorisées, à la hausse ou à la baisse. Le cadre formel est établi par la Grande-Bretagne. Il ne changera pas durant la guerre.  

D’avril 1942 à décembre 1943, la Division de Lutz permet l’émigration de 8’343 enfants juifs hongrois via la Roumanie et le port de Constanța, sur la mer Noire.

En fait, la demande de Londres a été initialement refusée par l’administration suisse. Berne y voit un abus de la défense des intérêts étrangers, le privilège étant réservé aux citoyens britanniques établis. De plus, argumente-t-elle, la tâche humanitaire devrait être confiée non pas à du personnel consulaire, qui n’est pas formé, mais aux professionnels de la Croix-Rouge (CICR). La seconde remarque est plutôt légitime.

Derrière ces considérations techniques, il y a aussi un risque politique certain à s’impliquer sur la question des Juifs. La Suisse ne veut pas le prendre. L’Allemagne voisine est hostile à l’immigration. La Hongrie, même si elle n’est pas encore occupée, traite les Juifs comme des citoyens de second ordre et certaines associations sont interdites. En Roumanie voisine, pays de transit, l’antisémitisme est fort. Et les eaux par lesquelles les réfugiés doivent partir sont minées, ce qui a déjà entraîné des naufrages de bateaux affrétés. 

Berne écrit à Lutz : « Il est bien entendu que de telles démarches ne peuvent être entreprises que sur une base humanitaire et ne relèvent pas de la représentation d’intérêts étrangers. C’est pourquoi le chef du Département souhaite que vous agissiez avec la plus grande prudence ».

La Suisse cède devant l’insistance de la Grande-Bretagne, initialement pour la migration de 200 enfants. Londres précise qu’il s’agit d’une « requête unique ». Ce ne sera pas le cas. Chargé d’organiser un nouveau départ de 180 orphelins juifs, Lutz n’attend pas les directives et place directement les enfants sous sa protection. Le fonctionnaire suisse n’informe sa hiérarchie qu’une fois les procédures finalisés, les présentant comme un fait accompli.

C’est le premier indice que Lutz, plus sensible au plaidoyer juif qu’il n’aurait dû l’être en tant qu’agent consulaire, dévie quelque peu de la ligne officielle.

Les Archives suisses d’histoire contemporaine (EPFZ) / Agnès Hirschi
Des Juifs hongrois faisant la queue devant la "Maison de Verre" Les Archives suisses d’histoire contemporaine (EPFZ) / Agnès Hirschi

L'occupation de la Hongrie

Le 19 mars 1944, de peur que la Hongrie ne change de camp et n’éventre le front, l’Allemagne envahit le pays. Hitler impose un Président du Conseil des Ministres lui étant favorable, tout en conservant à la tête du pays le Régent Horthy, figure historique.

Du jour au lendemain, les conditions des Juifs, déjà mauvaises, deviennent désespérées. L’Etat allemand, dont le lieutenant-colonel SS Adolf Eichmann, instaure la terreur : port de l’étoile jaune, impossibilité de voyager, confiscation de tous les biens et arrestations arbitraires. La Hongrie est divisée en six zones, isolées les unes des autres. Les territoires de Transylvanie annexée sont bouclés.

Dès le 16 avril et jusqu’au 7 juillet, 437’402 civils juifs des provinces hongroises sont placés dans des ghettos et, dès le 15 mai, déportés vers le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, en Pologne occupée. Le service photographique de la SS prendra les seuls clichés connus de la sélection, et l’arrivée des civils, après des jours de transport sans ravitaillement ni sommeil.

Fortepan / Lili Jacob

En 56 jours, une minorité bien intégrée et vibrante disparaît de son propre pays. Ne restent que les 180’000 Juifs et 62’000 convertis de Budapest, en sursis. Le 23 juin, eux aussi sont confinés dans des « Maisons à étoiles jaunes » en attendant la déportation.

Le 19 juin 1944, alors que la tuerie des Juifs de province est menée avec une rapidité sans équivalent, Carl Lutz fait fuiter, auprès d’un fonctionnaire roumain en visite, ce qui sera appelé « les protocoles d’Auschwitz » – le « premier document détaillant  les chambres à gaz et les crématoires ayant été pris au sérieux à l’étranger », écrit la Prof. Linn, de l’Université de Haïfa. 

La complexité des protocoles d’Auschwitz a fait l’objet d’un colloque à l’Université de New York en 2011. Sur la base de ses archives privées, la Société Carl Lutz a fait de recherches complémentaires sur le sujet, présentées au Musée d’Etat d’Auschwitz dans le cadre d’un séminaire, en 2019.

Cette initiative de lanceur d’alerte, grave pour un fonctionnaire comme Carl Lutz, ne sera pas découverte. Le rapport est secrètement ramené en Suisse, à Genève. Un « diplomate » du Salvador, avec qui Lutz échange une  correspondance, distribue les documents à la presse suisse et internationale le 24 juin.

Les protocoles d’Auschwitz – et plus précisément leur amendement hongrois, envoyé depuis Budapest – seront couverts par les grands médias des nations neutres et alliées – y compris en Angleterre, au Canada et aux Etats-Unis, à partir du 26 juin 1944 et jusqu’à la fin du mois de juillet, pendant la campagne présidentielle américaine.

383 articles paraissent en Suisse en un mois, dans 120 médias. « Jusqu’à présent, on savait que les Juifs étaient déportés, écrit un journaliste. On savait aussi qu’ils n’étaient pas traités avec tendresse. Mais même le plus grand ennemi de l’Allemagne n’aurait pas osé dire qu’à la mi-mai 1944, soixante-deux wagons transportant des enfants juifs avaient été gazés et leurs corps brûlés à Oświęcim, en Pologne. Personne n’aurait cru une telle chose. »      

La réaction officielle de la Hongrie est embarrassée, de même que la diplomatie allemande. Durant l’été 1944, on assiste à une mobilisation de l’ensemble des Légations hungaro-allemandes afin de relativiser Auschwitz, y compris des conférences de presse, la création de films de propagande et des interventions radiophoniques. 

En revanche, l’officier SS Adolf Eichmann réagit différemment : « Eichmann était particulièrement vaniteux du fait que son nom était également mentionné dans la presse étrangère en rapport avec son travail sur la question juive. Il tenait un dossier spécial avec ces coupures de pressedira Theodor Grell, de la Légation allemande à Budapest. Il était reconnaissant si je pouvais lui donner une indication ici ou là. En dehors de quelques articles dans la presse étrangère qu’il n’a pas pu lire par manque de compétences linguistiques, je me souviens en particulier d’un article de la Neue Zürcher Zeitung sur Auschwitz, dans lequel son nom était également mentionné ». 

Le gouvernement du régent Horthy, mis sous pression politique et médiatique, déstabilisé par l’avancée des Soviétiques sur le front et menacé à l’interne par la milice, annonce la suspension des déportations le 7 juillet 1944. 

« Les déportations dans le pays se poursuivaient déjà. Nous avions déjà des témoignages relatifs au désarroi d’Auschwitz grâce à quelques Pionniers polonais et slovaques qui avaient réussi à s’échapper. C’est pourquoi nous avons estimé évidente la proposition de de réveiller l’opinion publique à l’étranger, de toute urgence. 

Il [Moshe Krausz] a recueilli des données concernant les déportations en Hongrie, y a joint des détails sur toute la misère qu’elles ont entraînée, et les a ajoutées aux témoignages d’Auschwitz. Cette demande [les protocoles d’Auschwitz] a été transmise à l’étranger – grâce au consul Lutz – par un courrier suisse, et les résultats ont suivi étonnamment rapidement […] comme nous l’ont appris les journaux suisses, envoyés quelques semaines plus tard. 

(Certains journaux ont publié nos documents mot pour mot, comme la Neue Züricher [sic] Zeitung sur la déportation de Nyíregyháza) ».

Déposition d’un employé de Carl Lutz, 12 février 1946 

Comme défenseur des intérêts britanniques, Carl Lutz tient une liste de 7’000 adultes et 800 enfants juifs autorisés à émigrer en Palestine mandataire, administrée par Londres. 

Cette migration fait l’objet de tensions entre Alliés, Hongrois et Allemands. Elle ouvre une vraie bataille administrative entre les belligérants. Et cela se constate dans la documentation diplomatique. 

Sur la forme, le chiffre évolue dans la correspondance, soit par erreur typographique, soit à cause de tentatives de sabotage délibérées : Lutz parle d’ « environ 6’000 adultes et 1’000 enfants » (au 1er juin), le plénipotentiaire allemand rapporte par erreur « 8’700 » (25 juillet), les Britanniques rabaissent ce nombre à « 5’000 » pour blâmer Lutz de son zèle (3 août) puis les Allemands, cherchant à bloquer le processus, ne délivrent que 2’000 visas de sortie (3 août). Ils font patienter la Légation pendant tout l’automne, tandis que les Etats-Unis (11 décembre) rappellent que la Suisse est autorisée à ne faire partir que « 7’000 personnes ». « Le transfert de 1’000 enfants n’a pas encore été formalisé ».

Sur le fond, en revanche, le quota formel est resté le même. Il est de 7’800 « individus » ; c’est le chiffre repris par Carl Lutz à son chef de Département, dans son résumé de situation du 8 décembre 1944. Et c’est celui qui fait consensus parmi les historiens.

A titre de bons offices, Lutz a le droit d’émettre des lettres de protection (« Schutzbrief ») pour ces 7’800 personnes. En attendant leur départ, les Juifs se trouvent ainsi sous protection consulaire de la Suisse. De fait, ils sont exemptés de travail obligatoire et d’une éventuelle déportation.

Le 15 juillet 1944, Lutz rencontre un jeune Suédois, Raoul Wallenberg, arrivé le 9 à Budapest. Celui-ci, venu initialement  pour exfiltrer 649 Juifs, apprend de son collègue helvétique un tout autre plan : étendre la protection à des familles entières, des « dizaines de milliers » de personnes, en détournant les outils consulaires à disposition.  

Wallenberg est « choqué » par l’ampleur projetée, sans aucune assise institutionnelle.

Il est établi par la documentation qu’à cette date, Lutz distribue déjà clandestinement de faux documents aux Juifs, de toute nature. Mais il veut augmenter la taille de cet effort. C’est cette réputation qui a conduit le jeune Suédois à le rencontrer.

« Peu après l’arrivée de Wallenberg à Budapest au cours de l’été 1944, il m’a rendu visite à la Légation américaine sur la place de la Liberté. Il m’a dit qu’il avait l’intention de mener une opération de sauvetage des Juifs persécutés. 

Il m’a alors demandé de lui remettre le texte des lettres de protection suisses et je lui ai également fait part de mes autres actions en faveur de la population juive. Je l’ai informé autant que possible. » Carl Lutz, 1966

Lutz et Wallenberg travailleront désormais de concert, en coordination avec le corps diplomatique sur place.

Wallenberg changera de tactique : il réclamera 4’500 civils juifs à protéger, pour lesquels il fera émettre des passeports suédois (« Schutzpass »). Le jeune homme finira par placer sous sa protection permanente entre 7 et 9’000 Juifs, et dirigera un vaste réseau d’immeubles protégés et de soupes populaires.

D’un courage extraordinaire, il restera le Juste ayant pris le plus de risques personnels à Budapest. Il finira par être capturé par les Soviétiques à la fin de la guerre et exécuté à Moscou autour de 1947, dans d’obscures circonstances.

Dans la mémoire, les différences entre Carl Lutz et Raoul Wallenberg sont centrales : l’effort du Suédois est pleinement approuvé par sa hiérarchie au Ministère des affaires étrangères, à Stockholm. Wallenberg est autorisé à émettre des passeports, déclarant suédois des Juifs d’origine hongroise. Sa capitale a fait le choix, politique, d’intégrer ces immigrants après-guerre, pour motif humanitaire, au cas où ils se rendraient en Suède. Le personnel suisse ne dispose d’aucune de ces garanties.

En outre, Wallenberg est originellement missionné par les Etats-Unis (War Refugee Board) et par la Suède, dans un effort conjoint de sauvetage. Le jeune homme dispose par ailleurs de l’accès à un budget humanitaire conséquent pour mener à bien sa mission, un détail qui marquera le personnel suisse, contraint de sauver les Juifs sans autorisation, et sans le sou.

Logiquement, l’opération de sauvetage de Wallenberg, politiquement approuvée et valorisante, autant pour la Suède que les Etats-Unis, restera un pan central dans la mémoire de ces deux pays. 

Une lettre de protection ou "Schutzbrief" - Les Archives suisses d’histoire contemporaine (EPFZ) / Agnès Hirschi / Coll. Carl Lutz Society / V.Vacek
Les Archives suisses d’histoire contemporaine (EPFZ) / Agnès Hirschi / Coll. Carl Lutz Society / V.Vacek

Confronter Eichmann

Dans son plan de protection, Carl Lutz compte utiliser une faille administrative : Allemands et Hongrois considèrent le départ d’un contingent de migrants strict pour la Palestine mandataire, soit 7’800 individus juifs. 

Comme chef de la Division des intérêts étrangers en Hongrie, le vice-consul de Suisse a été plaider leur cause auprès d’Adolf Eichmann, l’officier du SD en charge de la « question juive » en Hongrie. 

DIZ Muenchen GMBH

 Eichmann : « Vous parlez comme Moïse implorant Pharaon. Moi, je suis ici le fidèle serviteur de mon maître. Les Juifs doivent être mis à l’abri face à l’avancée du front, afin de prévenir le sabotage sur nos arrières. A l’heure où nous parlons, je songe surtout à mes camarades qui se gèlent les pieds en Russie. »

Lutz : « Monsieur l’Obersturmbannführer, à mes yeux, il n’y a pas de Juifs, pas d’Allemands ou de Suisses. Il n’y a que des êtres humains qui cherchent à sauver leur vie. Si vous étiez Juif, vous viendriez vous-même demander mon aide. »

Eichmann : « Bon sang, vous avez un sacré culot de me dire ça ! »

Carl Lutz à Adolf Eichmann, 25 avril 1944

Eichmann refuse la migration des Juifs vers la Palestine. Il dira d’ailleurs, selon la correspondance diplomatique allemande, chercher des solutions pour détourner les convois suisses. Mais alors qu’il planifie les déportations, le fait que la Suisse soit tributaire d’un quota défini de civils est un avantage. L’officier SS y voit une forme de prise d’otage. S’il veut sauver son quota de 7,800, le personnel suisse sur place ne devra-t-il pas se taire devant les autres exactions ? 

Le contingent de réfugiés est finalement approuvé par la Hongrie, le 27 juin, puis par l’Allemagne, Hitler lui-même, le 10 juillet 1944.

Le 19 juillet, Carl Lutz signale aux Alliés que la Hongrie est prête à autoriser le départ de tout Juif « porteur d’un sauf-conduit ». Face à cette ouverture timide, Lutz met le pied dans la porte.

Reste à trouver l’opportunité. Dans leur correspondance, les services allemands présentent les certificats pour 7’800 individus juifs comme 7’800 « unités » administratives. Carl Lutz détourne la formulation.

Le 21 juillet, en séance plénière, il annonce aux Hongrois que sa Division s’occupe, non plus de 7’800 individus, mais 7’800… « familles ». Il argue que chaque certificat d’immigration, usuellement attribué à un individu (ou plus rarement à un couple) est valable pour « des familles » soit « cinq personnes ». Ce stratagème lui permet d’augmenter artificiellement son quota à… « 40’000 personnes ».

Avec le recul, Lutz parlera d’une « idée assez extravagante ». Le vice-consul n’a aucune autorité consulaire, ni de Berne ni de Londres, pour étendre sa protection à cinq fois plus d’individus que son quota légal. La fraude n’est pas mince : si 40’000 personnes se présentent aux autorités mandataires après-guerre, au lieu des 7’800 validées, que dira la Grande-Bretagne de la Suisse comme puissance protectrice ? Lutz risque le renvoi immédiat, comme le souligne l’historien Tschuy.

Les Archives suisses d’histoire contemporaine (EPFZ) / Agnès Hirschi

« La Légation de Suisse a informé le Ministère des Affaires étrangères [hongrois] qu’elle dispose de certificats d’immigration en Palestine pour 8’700 [sic] familles, soit environ 40’000 personnes au total. […] 

L’attention du Ministère des Affaires étrangères a été attirée sur le fait que ces chiffres diffèrent très considérablement du nombre d’ « environ 7’000 personnes » mentionné dans le registre […]. »

Le plénipotentiaire allemand en Hongrie  Veesenmayer à Berlin, 25 juillet 1944

Lutz présume que la Hongrie, enlisée dans une tempête de critiques due à sa « politique juive », n’aura aucun levier politique pour débattre des chiffres – aussi faux soient-ils. Ce d’autant que plusieurs acteurs de la communauté tentent d’obtenir des concessions depuis la suspension des déportations, début juillet. 

Lutz veut obtenir un quota élargi, inscrit au procès-verbal de séance, et faire pression ensuite sur Budapest en s’y référant.  La tactique semble fonctionner. La Hongrie acquiesce « facilement » devant les 40’000.

Rapportant à Berne, un Lutz « optimiste » comme l’écrit prosaïquement l’historien Braham, présente la proposition, non comme étant la sienne, une faute grave, mais comme une concession spontanée des Hongrois

De guerre lasse, Lutz finit par déchanter. Dès qu’elle apprend le coup de force, l’Allemagne réagit :

Carl Lutz est plutôt naïf dans sa compréhension des enjeux, car il travaille dans l’urgence. Son but, en définitive, est de gagner du temps, sachant qu’une migration est improbable vue l’avancée du front. 

Surtout, le fonctionnaire sous-estime la position de la Grande-Bretagne : les Alliés craignent qu’une immigration massive ne soit une prise d’otages destinée à les diviser, entre Américains, favorables à protéger les Juifs (cela n’a aucune incidence politique pour eux) et Britanniques, qui contrôlent le lieu de destination. Il faudrait que Londres fasse un geste politique fort sur le dossier, alors que ses seuls intérêts, prioritaires, sont la stabilité de son Empire.  

En janvier 1944, il restait 31’008 places d’immigration disponibles selon le Bureau de Représentation de la Palestine à Budapest. En décembre 1944, à expiration, ce chiffre sera porté à 52’800 sur 75’000, avec les 7’800 de Lutz. Au final, la Grande-Bretagne n’autorisera aucun départ en-dehors de la validation ordinaire. Londres prolongera le Troisième Livre Blanc en 1945, jusqu’à épuisement du quota des 75’000 et à raison de 1’500 individus par mois,  puis bannira la migration.

Les 40’000 finissent par être rejetés par l’ensemble des acteurs. Sous pression allemande, le Président hongrois du Conseil des Ministres Döme Sztójay prétend une « erreur dans des notes » et se défausse. Soupçonnant que son représentant sur place a agi sans autorisation, la Grande-Bretagne précise à Carl Lutz que son quota de Juifs est fixe. Il inclut des « individus, et non des chefs de familles », écrit un fonctionnaire anglais, qui souligne les termes.

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L’Allemagne est contre, la Grande-Bretagne est réticente de même que la Suisse, dans son rôle d’intermédiaire. Elle craint l’effet d’appel : « Nous dépasserions de beaucoup les limites que nous nous sommes fixées jusqu’à maintenant en matière d’intervention en faveur des Juifs qui n’ont pas, en principe, droit à notre protection. [Cela créerait] un précédent pouvant nous amener des demandes semblables des autres Etats qui s’intéressent également au sort des Juifs. »

L’attitude helvétique reste ambigüe. Le Conseiller fédéral (Ministre) Pilet-Golaz reproche à la Légation de Suisse, à Budapest, de signer une pétition collective contre les déportations, puis se ravise – devant l’insistance de son personnel sur place. Il ouvre les frontières au Train Kasztner (1’684 personnes), accepte des appels à accueillir un certain nombre de réfugiés et concède que les – fameux – 7’800 Juifs hongrois transitent par la Suisse, tout en écartant les appels étrangers à se mobiliser sur le terrain. Sa réponse au drame reste bien en retrait de l’effort de sauvetage, conséquent, mené par la Suède, autre pays neutre. Carl Lutz parlera de « désintérêt inexcusable ».

Alors qu’elle mène de modestes tractations humanitaires au niveau bilatéral, la Suisse refuse que la Division des intérêts étrangers, dirigée par Lutz à Budapest, soit mêlée à des actions de sauvetage. Ce n’est pas son rôle. Ce pourrait être assimilé à de « l’espionnage ». Le supérieur de Lutz à Berne, Arthur de Pury, a tracé la limite dans une note adressée au Conseiller fédéral Pilet-Golaz (14 juin) : « les mesures décidées par le gouvernement hongrois à l’encontre des Israélites constituent une question de politique intérieure dans laquelle nous ne nous estimons pas tenus d’intervenir ».

Aux Américains qui insistent pour que la Suisse envoie du personnel spécialisé auprès de Carl Lutz en Hongrie – pour prévenir, nommément, « l’extermination des Juifs » – le Conseiller fédéral a répondu deux fois par la négative (21 juin) : « nous devons lutter contre la tendance à détourner l’activité de défense des intérêts étrangers de ce qu’elle devrait être. »

Face au drame, le personnel helvétique à Budapest se sent démuni. « Nous avons été abandonnés par le monde extérieur », écrira le vice-consul en 1962.

Le quota officiel de 7’800 « individus » redevient le seul chiffre admis en négociations.

« Un Conseiller fédéral m’a dit: vous n’aviez, après tout, aucune autorisation pour mener cette action de sauvetage. 

Je lui ai répondu : Monsieur le Conseiller fédéral, si vous voyez une personne qui se noie, et que ses deux mains sortent de l’eau, devez-vous demander l’autorisation pour lui porter secours ? »

Carl Lutz, entretien à la télévision suisse, 1975

Ces documents qui sauvent des vies

Les Archives suisses d’histoire contemporaine (EPFZ) / Agnès Hirschi

Le personnel suisse sur place refuse de céder. Sans autorisation de ses supérieurs à Berne ou son Etat mandataire, à Londres, mais aussi Berlin et Budapest, la Division des intérêts étrangers en Hongrie continue de distribuer des sauf-conduits en surplus. Afin de cacher l’excès, toutes les lettres suisses de protection sont numérotées de 1 à 7’800, puis à nouveau de 1 à 7’800, donnant l’illusion que la limite est respectée. 

A l’automne, le nombre de lettres de protection en circulation dépasse largement le quota strict. « Le Consul Lutz était bienveillant, il a souligné plusieurs fois avoir généreusement distribué les documents de protection malgré les instructions sévères des Anglo-Saxons », témoignera un rabbin en 1945.

Lutz fait émettre près de trois fois plus de certificats qu’il n’en a le droit. Via des courriers, il les fait distribuer dans les zones de ghetto de Budapest. Face aux annonces imminentes d’une reprise des massacres, il ne lit plus les documents qu’il signe. La tactique est d’autant plus grave que chaque « migrant » est considéré, une fois sous protection, comme un citoyen de l’Empire britannique.

Afin de renforcer la protection, Carl Lutz crée dès le 29 juillet, et spontanément, des « passeports collectifs » – 1’000 noms par document – privilège qu’il annonce, à ses supérieurs, limiter aux 7’800 Juifs dont il a officiellement la charge. « Nous nous étonnons – qu’ayez établi vous-même – passeport collectif » lui répond Berne, qui ne goûte guère aux largesses de son agent. Sur place, les passeports sont déclarés « suisses » sans aucune base légale. L’initiative lui vaudra des critiques internes, des années après la guerre.

Utilisant toute la palette d’outils consulaires à disposition, Carl Lutz engage son service au-delà de ses fonctions afin d’enrayer les déportations. Il détourne les ressources de la Suisse, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, mais aussi d’autres pays afin de les diriger vers le sauvetage des Juifs. 

Son choix est déjà fait : en effet, dès l’invasion allemande, il a remis clandestinement des papiers d’identité à de jeunes Juifs, dont le Slovaque Rafi Frieldl devenu, artificiellement, ressortissant des Etats-Unis (19 mars). Il a aussi déclaré, sans validation de Londres, que le Bureau de Représentation de la Palestine (Agence juive) était désormais le service d’émigration de la Légation suisse. Il l’abrite en ses murs, à la colère des Allemands qui voulaient en déporter le directeur.

Certains réfugiés ont reçu par Lutz des papiers les déclarant « citoyens suisses ». C’est le cas des 150 Juifs hongrois qui travaillent sous ses ordres directs – tels Simsha Humwald ou Alexander Grossman, son bras droit, qui est germanophone. Celui-ci dirigera un office sous un faux nom aux accents helvétiques : « Dr. Alexander Kühne ».

Coll. Carl Lutz Society / V.Vacek

Le 26 avril 1944, le vice-consul a reçu les Grausz, une famille juive hongroise en détresse. Elle demandait assistance: leur fille étant née à Hendon, en Angleterre – elle bénéficiait de la protection. Lutz a été bien au-delà de sa charge : il a déclaré toute la famille… citoyens du Salvador. Bien qu’aucun d’entre eux ne parlât espagnol ou n’ait jamais visité le pays, la citoyenneté d’Amérique centrale se révèle un rempart efficace contre la police. A cette défense administrative, le vice-consul a ajouté une barrière physique contre les rafles (27 avril) : il a placé sous protection suisse la chambre à coucher, à Pest, de la petite Elizabeth Agnes, six ans. Elle deviendra sa fille adoptive.

En marge de son plan initial, Lutz se met à distribuer aux Juifs persécutés, de son propre aveu, des « milliers » de certificats  falsifiés – les assurant citoyens du Salvador. Le plénipotentiaire Veesenmayer dénoncera à Berlin « 20’000 » papiers salvadoriens en circulation en Hongrie, un chiffre sans doute extrapolé, destiné à faire réagir en haut lieu.

Coll. Carl Lutz Society / V.Vacek

Lutz obtient ces faux certificats du Consulat général du Salvador, à Genève. D’abord clandestinement, via des visiteurs réguliers (dont Florian Manoliu, déclaré Juste en 2001), puis mêlés au courrier de la valise diplomatique, une fois que la Suisse a la charge des intérêts du petit pays. Cette demande de représentation est venue par des chemins détournés, Berne ayant refusé, le 14 juin, de représenter le Salvador en Hongrie, y voyant un abus de la défense d’intérêts pour protéger des Juifs, et non des ressortissants salvadoriens légitimes.  C’est finalement la capitale, en Amérique centrale, qui obtiendra sa représentation par la Suisse sur place, via une procédure peu conventionnelle. 

En effet, à Genève, le réseau de sauvetage  est dirigé par un « 1er Secrétaire salvadorien », Georges Mantello, en réalité un immigré juif (Georges Mandl) et employé local. Il a payé sa place et vit sous faux nom. Mantello travaille en secret à protéger les Juifs de la déportation (sa propre famille réside en Hongrie). Il est appuyé par des étudiants de l’Université de Genève, payés à la pièce. S’ajoutent à ce réseau des avocats et un traducteur bienveillant, employé de la Chancellerie cantonale, qui fera l’objet d’une enquête. 

Mantello et Lutz sont en contact épistolaire. Le 28 octobre, le vice-consul écrit : « au moins, vous pouvez avoir la satisfaction de savoir qu’en forçant la représentation des intérêts de San Salvador (je suppose), vous avez créé une œuvre humaine qui vous vaudra la gratitude de milliers de personnes sauvées lorsque les conditions normales régneront à nouveau dans le monde ». Berne découvrira que Lutz entretient avec Mantello « une correspondance directe à l’insu de la Division » (25 novembre) et demandera qu’elle cesse immédiatement, sans en découvrir l’objet réel.

Mantello maîtrise mal le français. Il rédige tous les certificats au féminin – ce qui n’arrange pas les affaires de Lutz, à Budapest, lequel doit ajouter les noms sur les certificats vierges. Le père de la petite Agnes, Alexander Grausz, vivra ainsi déclaré comme « citoyenne reconnue du Salvador » (23 juillet).  Par chance, la SS et la milice hongroise ne maîtrisent pas, elles non plus, les subtilités de la langue de Molière.

La propre future épouse de Carl Lutz, Magda, juive hongroise, vivra à ses côtés sous une fausse nationalité du Salvador. 

Les Archives suisses d’histoire contemporaine (EPFZ) / Agnès Hirschi

La Maison de Verre

Souhaitant protéger son personnel des menaces explicites proférées par la SS, Lutz prend une nouvelle initiative : il loue les locaux d’une verrerie au centre de Budapest. Il y installe son service d’émigration le 24 juillet 1944.

Cet entrepôt industriel devient un vrai camp de réfugiés pour 2’750 personnes. De par sa construction en verre, ses murs brillent « comme des centaines de miroirs », ce qui impressionne les réfugiés juifs. Ce d’autant qu’il est situé rue Vadasz, « la rue des chasseurs » en hongrois, un sinistre présage alors que dénonciateurs et miliciens guettent au-dehors.

Il s’y créée une véritable « petite société  autonome » avec une chorale, un service de cuisine, des salles de classe, une infirmerie et des douches improvisées. Certains couples s’y forment, et se marieront après-guerre. Les Juifs vivent les uns sur les autres. 

Lorsqu’ils se rendent aux toilettes, creusées à même le sol dans la cour, les réfugiés risquent leur vie : ils sont bombardés par les avions russes qui attaquent Budapest.

Coll. Carl Lutz Society / V.Vacek

« La nuit, on ne pouvait aller aux toilettes mais l’on risquait de perdre son espace de sommeil, pris par quelqu’un d’autre avant notre retour. Le propriétaire précédent entrait alors dans une grande colère. J’essayais de me boucher les oreilles pour ne pas entendre. Le lésé finissait par dormir sur une chaise ou sur le sol. 

Si l’un d’entre nous se tournait de l’autre côté, le voisin devait se tourner aussi. Mais la Maison de Verre était le paradis, une oasis de sécurité. » Irena Braun, 14 ans

Comme il s’agit techniquement de bureaux liés à la Légation de Suisse, aucun civil n’a le droit de faire du bruit, car leur présence n’est pas autorisée. Ils vivent cachés, en sous-sol.

Une unité de l’armée de l’air  allemande enverra même des soldats pour ravitailler la « Maison de Verre », pensant aider une représentation diplomatique de la Suisse – et sans réaliser que celle-ci abrite des milliers de Juifs !

Le lieu nourrit la haine antisémite à Budapest. Début décembre 1944, la milice envisage une rafle et une exécution dans les grottes de Pálvölgy. Une unité de l’armée régulière aurait été désignée pour ce dessein. Le projet ne sera pas mis en oeuvre.

Il y a néanmoins une attaque de la milice, le 31 décembre 1944, menée par Mihaly Balog. Dans la panique, elle provoque trois morts et dix-sept blessés. Elle est déjouée de justesse. Frustrée par son échec, la milice revient le jour suivant et exécute le propriétaire de la « Maison de Verre » au bord du Danube.

Les Archives suisses d’histoire contemporaine (EPFZ) / Agnès Hirschi

Les Maisons Protégées

Lutz est aidé dans son action par sa femme Gertrud (déclarée Juste en 1978) ainsi que par les Halutzim, un groupe de résistants juifs qui assure la logistique de l’action de sauvetage. D’autres diplomates de la Légation de Suisse soutiennent l’opération de sauvetage : le Ministre (Ambassadeur) Maximilien Jäger, Ernst Vonrufs, Peter Zürcher et Harald Feller (déclaré Juste en 1999).

Très vite, les papiers de protection ne suffisent plus. Afin de renforcer la protection consulaire des Juifs, Carl Lutz imagine l’étendre à des bâtiments, et non plus seulement à des personnes. L’idée est particulièrement ingénieuse.

Cette mesure de protection, qui est une extension de ses prérogatives initiales, plaide pour un regroupement de tous ses « migrants juifs » dispersés en ville dans un quartier dédié – et éviter ainsi les erreurs en cas de rafles. Ni Budapest, ni Berlin, ne veulent arrêter des porteurs légitimes de lettre de protection, et avoir ainsi à gérer les plaintes de l’Etat suisse.  

Stratège, Lutz présente la mesure comme  « transitoire avant une émigration » afin de passer outre les réticences de la SS. Sur le papier, la logique est imparable. La Hongrie acquiesce. Elle met sa gendarmerie à disposition et définit le quartier « protégé ». 3’969 Hongrois chrétiens sont délogés, avec l’assurance de retrouver leur domicile à la fin de la guerre. Les coûts de location, de 10’000 $ (une somme importante pour l’époque) sont à la charge de la Légation de Suisse, qui n’a pas de budget. Ce sont finalement deux réfugiés juifs qui paient la facture.

Lutz met ainsi sous immunité diplomatique plusieurs dizaines d’immeubles Palatins dans une même avenue (Pozsonyi út.), dans le quartier Újlipótváros. Cela lui permet d’appeler la police si les Hongrois ou les Allemands entrent en ces lieux, car il s’agit désormais d’un territoire protégé. La tactique est copiée par la Suède, puis l’Espagne, le Portugal et le Vatican, qui prétendent protéger leurs ressortissants. En tout, la communauté diplomatique à Budapest place 32’000 personnes dans un « Ghetto international », les deux tiers sous pavillon suisse.

Rapportant à son chef de Département (Ministre), le Conseiller fédéral Pilet-Golaz (8 décembre 1944), Carl Lutz explique offrir la protection consulaire au nombre de Juifs dont il a officiellement la charge : « 7’800 personnes, dans 25 maisons. » En réalité, selon le rapport de Wallenberg (12 décembre), la Légation de Suisse protège 23’000 civils, terrés dans 76 immeubles en bordure du Danube. Les diplomates suisses n’ont ni le personnel ni le ravitaillement pour gérer un tel camp de réfugiés improvisé, dans des conditions épouvantables.

« J’étais complètement seul face à des problèmes juridiques croissants. Sans appareil administratif, sans moyens financiers et sans mandat officiel »Carl Lutz, 1946

Chaque jour, Lutz, sa femme et son personnel risquent leur vie en se battant contre les rafles illégales menées par la milice fasciste hongroise  (Croix-Fléchées).  Alors que Carl est menacé au pistolet, Gertrud Lutz offre du chocolat suisse aux miliciens pour les amadouer.

Aujourd’hui, une plaque commémorative est apposée au bas de chaque immeuble protégé, et le quai qui jouxte le Parlement de Hongrie porte le nom de Carl Lutz.

La « marche à la mort »

Le 15 octobre 1944, le gouvernement hongrois s’effondre, et la milice des Croix-Fléchées prend le pouvoir. La SS en profite pour relancer les persécutions. Cette fois à pieds, vers l’Autriche. 

En réaction, les groupes de résistants juifs ne respectent plus la stratégie de Lutz, qui voulait limiter le nombre de faux en circulation afin de cacher la fraude.

Les 550 jeunes Juifs qui forment la résistance juive, quasi des adolescents (18-20 ans en moyenne), font preuve d’une audace étonnante. Le nombre de papiers suisses contrefaits explose (près de 30’000), et leur qualité s’effondre. La résistance visse de fausses plaques diplomatiques, ouvre de « faux consulat » avec des drapeaux contrefaits, fabrique de faux tampons avec l’héraldique suisse et monte de faux bureaux aux couleurs suisses et suédoises, couverts à demi-mot par les diplomates étrangers, en particulier suédois et suisses, les plus engagés sur le terrain. Les diplomates étrangers ne peuvent plus suivre, mais restent fermes face aux protestations hongroises. Rue Perczel Mor, sous les fenêtres de Lutz qui laisse faire, un office monté de toutes pièces est si crédible que la police hongroise… envoie un cordon de policiers à cheval pour gérer la foule.

Le tout se fait plus ou moins avec l’approbation de Carl Lutz. Lequel est bientôt dépassé. « Je savais que les [réseaux de résistance] produisaient de faux papiers pour diverses opérations de sauvetage, mais le volume de cette production dépasse largement ce que je pensais » dira le fonctionnaire suisse après-guerre. 

Les jeunes Juifs qui copient les sceaux officiels, souvent dans l’obscurité d’une cave, improvisent : le texte est bancal, l’adresse incomplète, l’héraldique boiteuse. Parfois, ils confondent le drapeau suisse (croix blanche sur fond rouge) avec celui, inversé, de la Croix-Rouge. Au-delà de documents de protection, on produit des attestations de logement, des certificats de naissance chrétiens ou des livrets de service de la division SS-Maria Theresia – certains Juifs se déguisant avec l’uniforme nazi pour combattre. 

Dès le 8 novembre 1944, 40’000 civils sont traînés sur 240 kilomètres vers la frontière autrichienne. Lutz autorise son personnel, avec des véhicules diplomatiques, à remonter les colonnes pour en exfiltrer, autant que se peut, des réfugiés juifs, déclarés sur place « migrants », « salvadoriens » ou même « suisses » alors que les malheureux présentent parfois, en guise de papiers, des factures de magasin. 

Coll. Carl Lutz Society / V.Vacek

« Il m’a été rapporté que lorsque les colonnes juives en marche se dirigeaient vers le Reich, des émissaires de la Légation de Suisse ont suivi une colonne. Ils ont distribué aux Juifs en marche des laissez-passer de protection en si grand nombre qu’à la fin de la journée, la majorité de la colonne avait disparu, puisque les laissez-passer délivrés étaient respectés par les soldats hongrois qui les accompagnaient. »

Ernst Kaltenbrunner, Directeur de l’Office central de sûreté du Reich (RSHA), Berlin, 11 novembre 1944

Les Archives suisses d’histoire contemporaine (EPFZ) / Agnès Hirschi

L’effort de sauvetage est si vaste que l’Office central de la sûreté du Reich (RSHA) envoie un télégramme de plainte à Budapest. Dans sa correspondance, le plénipotentiaire allemand en Hongrie demande à Berlin s’il doit « disposer » du fonctionnaire suisse, ce qui s’apparente à une demande d’élimination, restée sans réponse. 

En réaction, l’Etat fasciste hongrois oblige Lutz à se rendre dans la zone de départ de la marche (briqueterie d’Obúda) afin de différencier lui-même les vrais des faux papiers. L’expérience le traumatise : « Je n’oublierai jamais ces visages effrayés. La police a dû intervenir à maintes reprises, car les gens ont failli m’arracher mes vêtements dans leurs supplications. C’était leur dernière manifestation de vie avant la résignation, qui se terminait si souvent par la mort. » 

L’hiver arrivant, le réseau de sauvetage est fortement ébranlé par l’avancée du front. Début décembre, suite à une enquête infructueuse de la gendarmerie dans la Maison de Verre, la milice fait pendre un résistant juif, Hermann Mandel, sur la place de la Liberté. Le lieu, sous les fenêtres de Lutz, a valeur d’avertissement pour le personnel suisse, qui aide tant les persécutés.

Désormais, la protection officielle n’est plus respectée. Lorsque les fonctionnaires helvétiques appellent la police pour se plaindre de raids, on leur répond « protection suisse, ou protection juive ? » Plusieurs Maisons de Lutz de la rue Pozsonyi sont raflées, et les réfugiés déportés au camp de Bergen- Belsen ou jetés dans le fleuve, ligotés entre eux au fil barbelé. Mi-décembre 1944, Carl Lutz plonge à mi-corps dans le Danube gelé pour sauver une femme juive. Il lui sauvera la vie.

Les Archives suisses d’histoire contemporaine (EPFZ) / Agnès Hirschi
Verre en métal de la Résidence de Grande-Bretagne, ayant fondu dans le brasier - Coll. Carl Lutz Society / V. Vacek

"Les Soviétiques nous encerclent"

L’Armée rouge ferme la nasse autour de Budapest. Le siège commence. 

Carl Lutz passe Noël 1944 enfermé avec son personnel dans la Résidence de la colline de Buda, sous le feu de l’artillerie et coupé de Pest, les ponts ayant été détruits.

 « Je n’oublierai jamais les jours dramatiques que nous avons vécus en janvier 1945, quand vingt bombes sont tombées sur la Résidence, qui a été complètement détruite par le feu en deux jours. C’est un miracle que le réservoir de 3’000 litres de carburant dans la cour, n’ait pas explosé et que la cave ait tenu bon. Nous ne savions pas si nous allions terminer dans cette cave, ensevelis sous les ruines brûlantes. Heureusement, le plafond a tenu. 

Enfin, mi-février : la libération. Les soldats russes ont envahi les lieux. Ils ont crié « Chassi, chassi » (montres, montres) car ils savaient que nous étions suisses. Ils ont pris nos montres et se sont jetés sur l’alcool. Ils n’étaient pas difficiles, ils buvaient même les bouteilles d’eau de Cologne.

Ma mère [Magda] craignait que j’aie peur de la brutalité des soldats. Elle m’a dit de me cacher sous le lit et de rester silencieuse. C’est ce que j’ai fait. Un Russe a tiré sous le matelas. Je n’ai pas bougé. Ma mère est devenue livide. Lorsque les soldats sont partis, je suis sortie indemne de ma cachette. J’avais un ange gardien. » 

Agnes Hirschi-Grausz, fille adoptive de Carl Lutz

L’action de sauvetage se poursuit sous la conduite de deux employés suisses basés à Pest, Ernst Vonrufs et Peter Zürcher, qui seront tous deux déclarés « Justes parmi les Nations ».

La Maison de Verre est investie le 18 janvier 1945 par le 18e corps d’infanterie de la Garde, dans un silence lugubre. Budapest est libérée, en ruines, le 13 février 1945.

Lutz émerge des décombres avec son personnel, indemne malgré le siège. La rencontre avec l’Armée Rouge est particulièrement dangereuse. Le fonctionnaire suisse échappe à une salve de fusil et doit sauter à travers une fenêtre. « Ils cherchaient Hitler, mais il était à Berlin » dira-t-il, quelque peu choqué. 

 

« Je, ou plutôt nous, avions été confinés [dans la Maison de Verre] pendant des mois, loin de ces horreurs. Bien que nous ayons reçu des informations terrifiantes ci et là, le choc soudain de constater cette destruction, à une si grande échelle, de mes propres yeux, a tout simplement été écrasant. […] La vue de Budapest ce jour-là a creusé une fissure profonde dans mon âme. » Irena Braun, 14 ans

Silence officiel et hommage tardif

A la fin de la guerre, Carl Lutz comme les autres diplomates est expulsé par les Soviétiques. Il rentre en Suisse où l’accueil qui lui est réservé est indifférent. 

En 1949, ayant divorcé, Carl Lutz épouse Magda Grausz, la femme juive venue demander sa protection pour elle et sa fille Agnès.

Au niveau professionnel, le retour est difficile : deux diplomates ayant été emprisonnés à Moscou, Berne ouvre une enquête administrative sur la Légation en Hongrie. Lutz est auditionné. Sous serment, il explique avoir reçu l’autorisation, par la Grande-Bretagne, de gérer un quota pour des « familles », répétant le subterfuge qui a été au cœur de son action de sauvetage, alors  que sa Division devait gérer 7’800 « individus ». 

Sur le terrain, Lutz en a – au moins – protégé trois fois plus. Personne n’a les moyens de vérifier. D’innombrables réfugiés ont vécu dans la clandestinité, sous le radar. Aux yeux de l’administration, ils n’existent pas.

Le juge Kehrli n’approfondit pas les investigations. Carl Lutz se tait. Les dizaines de milliers lettres de protection abusives, la distribution de milliers de faux papiers salvadoriens, la remise de citoyenneté américaine, suisse ou d’autre pays ne figurent pas au procès-verbal. L’enquête, dirigée principalement sur un autre sujet, conclut par un non-lieu. 

Au final, l’administration fédérale reprochera au fonctionnaire, au détour d’une lettre, un « abus de compétences » pour avoir déclaré les passeports collectifs « suisses » – Berne craignant que les inscrits ne demandent asile dans le pays. En revanche, le Département politique fédéral ignore que son employé a été impliqué, lui-même, dans la création de faux documents pour des réfugiés juifs. L’Etat l’apprendra sur le tard… Lutz étant alors protégé par une certaine notoriété à l’étranger. Les temps ont changé. Carl Lutz comme Georges Mantello (lui-même menacé d’expulsion) bénéficieront du changement d’opinion de la société par rapport aux victimes de la Shoah.

Au sein de la diplomatie suisse, en revanche, le silence équivaut à un désaveu. En 1946, alors que la Suisse est déjà sous le feu de critiques pour sa politique migratoire durant la guerre, un groupe de travail étudie les initiatives que l’administration pourrait utiliser comme contre-feux positifs. Les fonctionnaires de Budapest ne sont pas retenus – ils n’ont pas obéi aux ordres. On juge que Lutz a été « un partisan membre de l’opposition, et non un tiers impartial et pondéré », à lire un Ambassadeur de Suisse. Très affecté, le vice-consul refuse un transfert-exil à Bagdad, en Irak. Il est muté à la défense des intérêts allemands, à Zürich, puis au Secrétariat des Biens lésés au Japon, à Berne. Il  termine sa carrière en tant que Consul général en 1960 – titulaire, sans augmentation de salaire – à Bregenz (Autriche). Il prend sa retraite en 1961 et décède à Berne le 12 février 1975. 

En 2020, l’université de Leiden a publié une thèse retraçant les difficultés entourant la mémoire de Lutz en Suisse. Certaines de ces raisons seraient liées à l’homme lui-même et à la manière dont il soulève la question en interne. En effet, étant encore en service, il ne révèle l’étendue de son implication que tardivement et ne publie pas ses propres souvenirs. Cependant, le sujet reste également tabou à Berne pour des raisons politiques. Il soulève des questions délicates sur la neutralité, les relations entre un Etat et sa puissance protectrice, ainsi que sur la réaction de la Suisse face à l’Holocauste.

En 1961, à l’occasion du procès Eichmann, Berne sera inquiète de la soudaine mise en lumière de son petit consul. En effet, Lutz porte un regard franc sur les événements : « A Jérusalem, je pourrais témoigner que lorsque les troupes de l’armée allemande et les Einsatzkommandos de Himmler sont arrivés, les puissances occidentales et les Etats neutres, à l’exception de la Suède, sont restés passifs face aux déportations massives ».

Coll. Carl Lutz Society
Coll. Carl Lutz Society / V.Vacek
Coll. Carl Lutz Society

Bien éloignés de ces considérations historiques, les autres Justes suisses de Budapest connaissent, chacun à leur niveau, un destin hors du commun. Ex-épouse de Lutz, Gertrud, nommée Juste en 1978, fera une brillante carrière comme humanitaire en Pologne, Turquie et au Brésil, où elle sera surnommée « l’Ange ». Elle s’élèvera jusqu’à être Vice-Présidente de l’UNICEF, l’agence de l’ONU pour les enfants, à Paris. Ses papiers sont aujourd’hui préservés par les archives des mouvements féministes suisses.

Harald Feller, jeune diplomate, a risqué sa vie pour sauver des Juifs, dont une future juge du Tribunal fédéral. Emprisonné par les Soviétiques à Moscou pendant une année, il quittera le service diplomatique à son retour en Suisse pour servir son canton d’origine, Berne, comme magistrat. Il est nommé Juste parmi les Nations en 1999.

Peter Zürcher et Ernst Vonrufs, deux employés civils de Lutz, seront distingués comme Justes en 1999, tout comme Friedrich Born, délégué helvétique de la Croix-Rouge en Hongrie (nommé Juste en 1987). L’action de Born est considérée comme l’une des contributions les plus décisives en faveur des populations civiles du CICR durant la guerre.

Coll. Carl Lutz Society / V.Vacek
Carl Lutz est le premier citoyen suisse à avoir été reconnu Juste parmi les Nations par le Mémorial Yad Vashem – en 1964. Il a été nominé trois fois au Prix Nobel de la Paix, et a été honoré en Allemagne (Ordre du Mérite, 1962), Argentine, aux Etats-Unis et en Israël. En 2014, il reçoit à titre posthume la Médaille présidentielle de son alma mater, l’Université George Washington. Remercié par le Président du Conseil des Ministres de Hongrie en 1948, Lutz est honoré à la fin de la guerre froide par un Quai et deux monuments à son nom, rue Dohany et Place de la Liberté, à Budapest. En 2023, sa fille est honorée de la Croix d’Or du Mérite hongrois.

Salué par son village natal, en Appenzell, le fonctionnaire est ignoré par la Suisse officielle, excepté une mention dans un discours du Conseiller fédéral Feldmann, en marge d’un rapport critique sur la migration en 1958. Les raisons sont politiques mais aussi sociales, la Suisse ayant peu de tradition à honorer les initiatives individuelles, humanitaires ou non. 

La reconnaissance vient après 1995, dans le sillage de la Commission Bergier. La recherche propose alors une autre vision de l’Histoire, plus objective et équilibrée – la Suisse étant l’un des rares Etats à avoir mené un tel effort d’introspection.

En 2018, Berne renomme l’une des salles du Palais fédéral au nom des Justes de Budapest. A l’automne de la même année, le Parlement se lève pour saluer les familles en séance plénière. 

DFAE / Archives Agnes Hirschi

En 2021, Genève lui rend hommage avec une exposition inaugurée par la Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, tandis que les Etats-Unis lui dédient une salle de leur Ambassade à Budapest.

Les recherches en cours

L’ampleur du sauvetage par Carl Lutz et les Justes suisses est souvent déformée, avec des estimations excessives tirées d’une lettre écrite en 1948 par Mihaly Salamon (62’000 personnes protégées). 

Ces chiffres sont une estimation personnelle qui n’est pas documentée. Elle est considérée comme peu fiable par plusieurs historiens de renom, et jugée excessive par le Mémorial hongrois de l’Holocauste. La réalité est probablement inférieure à cette estimation.

A partir d’archives non exploitées en sa possession, la Société Carl Lutz a mené des recherches sur le sujet, présentées lors d’un colloque à Varsovie en 2021.

En 1962, le grand historien Jenő Lévai, chargé par la Hongrie après la guerre d’étudier la tragédie juive, s’entretient avec Carl Lutz lui-même sur le sujet. Lévai présente son analyse : Il parle de « 26’000 Juifs » sous la protection directe de la Légation de Suisse, sans être désavoué par le vice-consul. 

D’autres estimations existent, qui portent ce chiffre de sauvetage à 40-50’000, autour de  l’estimation raisonnable du nombre de lettres de protection en circulation à Budapest. En effet, des Juifs ont bénéficié indirectement de l’effort suisse. Lutz a validé, au moins en partie, l’effort massif de falsification mené en parallèle par les réseaux de résistance juive, qu’il a couverts dans sa correspondance avec les autorités hongroises. Cela donne du crédit à des estimations supérieures.  

Le sujet continue à faire l’objet de débats. Il est impossible de donner une estimation définitive à une opération de sauvetage illégale.

Que l’estimation soit haute ou basse, le sauvetage suisse, sous la direction de Carl Lutz, est aujourd’hui reconnu comme le plus vaste effort de protection diplomatique de la Seconde Guerre mondiale.

Coll. Carl Lutz
Les Archives suisses d’histoire contemporaine (EPFZ) / Agnès Hirschi

A défaut de chiffres précis, il est juste de dire que les Justes suisses ont sauvé « plusieurs dizaines de milliers de personnes ». 

Les rescapés et leurs familles vivent aujourd’hui dans plus de vingt pays.

« Ces [Juifs] étaient des citoyens hongrois, ce qui les privait de protection diplomatique. Mais les lois de la vie sont plus fortes que les lois des hommes. »  Carl Lutz, 1946